Analyse

Le sauveur de l’Ouest

De Rimouski à Val-d’Or, en passant par Montréal et Gatineau, et dans certaines régions des provinces atlantiques, Stephen Harper peut passer pour un idéologue de l’Ouest qui exécute les diktats de l’industrie pétrolière de l’Alberta et qui se lève parfois la nuit pour haïr l’élite des centres urbains ainsi que les journalistes.

Au-delà de cette image peu flatteuse que certains peuvent avoir de lui, Stephen Harper a surtout été animé, dès le premier jour où il s’est intéressé à la politique, par un désir : donner aux provinces de l’Ouest la voix, l’influence et le respect qu’elles méritent à Ottawa.

Dans une biographie de Stephen Harper intitulée Un portrait, qui vient d’être publiée en français par Les Éditions de l’Homme, le journaliste John Ibbitson du quotidien The Globe and Mail trace le parcours de celui qui dirige les destinées du pays depuis 2006.

Si son aversion pour le Parti libéral du Canada, l’establishment de Toronto ou de Montréal et les politiques de gauche est bien connue, ce qui l’est moins est le rôle prépondérant qu’il a joué pour canaliser la colère et le sentiment d’aliénation qui ont longtemps habité les gens de l’Ouest devant l’indifférence des gouvernements successifs à Ottawa en un mouvement politique capable de diriger le pays.

M. Ibbitson consacre près de la moitié de son livre de 608 pages, rédigé dans un style captivant et sans complaisance, aux nombreuses tentatives de Stephen Harper pour modifier l’échiquier politique afin de donner aux provinces de l’Ouest, devenues une force économique et démographique incontournable, les clés du pouvoir à Ottawa.

Le 23 janvier 2006, à sa deuxième tentative comme chef du Parti conservateur, Stephen Harper a ravi le pouvoir au Parti libéral, qui avait gouverné le pays pendant la majorité du dernier siècle en se préoccupant peu des aspirations de provinces comme l’Alberta.

Dans son discours de victoire à Calgary, M. Harper a d’ailleurs affirmé : « Aux gens de l’Ouest, permettez-moi de dire une chose et de la dire clairement. L’Ouest est désormais à bord (The West is in). Le Canada travaillera pour nous tous. »

Mais il aura fallu que Stephen Harper encaisse plusieurs échecs avant de célébrer cette victoire pour lui et pour sa province d’adoption, l’Alberta.

VENT DE COLÈRE

Le vent de colère s’est véritablement levé en Alberta quand le gouvernement libéral de Pierre Trudeau a adopté le Programme énergétique national qui avait notamment pour but de fixer le prix du pétrole albertain en dessous du marché afin de donner un coup de pouce au secteur industriel du Canada central. Cette mesure a torpillé l’économie albertaine et la province a mis des années à s’en remettre.

Ce vent de colère s’est répandu aux provinces voisines quand le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney s’est embourbé dans des pourparlers constitutionnels pour satisfaire les demandes du Québec sans toucher au Sénat et s’est montré incapable de contrôler les dépenses fédérales. La colère a fait place à la rage quand le gouvernement Mulroney a accordé le contrat d’entretien des CF-18 à Canadair, de Montréal, en 1986, même si Bristol Aerospace de Winnipeg avait fait la soumission la plus basse.

« La colère de l’Ouest à l’égard de la façon dont le Canada central ignorait ses préoccupations et n’en faisait aucun cas approchait le point de rupture », souligne John Ibbiston dans son livre, rappelant la décision d’un groupe de conservateurs dont faisaient partie Preston Manning, Stephen Harper et Tom Flanagan, entre autres, de créer un nouveau parti, le Parti réformiste, en 1987, pour défendre les intérêts de cette région négligée du pays.

À peine dans la trentaine, Stephen Harper a largement influencé la création de ce parti. Il s’est fait élire sous la bannière réformiste en 1993 avec 51 autres collègues de l’Ouest, mais a soudainement quitté la barque en janvier 1997 pour retourner à Calgary, incapable, selon John Ibbitson, de travailler sous l’autorité d’un autre. « Stephen Harper ne pourrait pas travailler pour Stephen Harper », soutient-il.

Il est demeuré un acteur de coulisses du mouvement conservateur malgré son départ d’Ottawa. Quand le Parti réformiste, jugé trop extrémiste dans le reste du pays en raison de ses positions sur l’avortement, le mariage gai et le bilinguisme, entre autres, s’est graduellement transformé pour devenir l’Alliance canadienne après son échec aux élections fédérales de 1997, Stephen Harper dirigeait la Coalition nationale des citoyens et tirait les ficelles pour donner au mouvement conservateur une voix crédible, rappelle John Ibbiston dans son livre.

Mais quand, aux élections fédérales de 2000, Stockwell Day, alors chef de l’Alliance canadienne, s’est de nouveau heurté à un mur en Ontario, il a perdu patience.

Pour Stephen Harper, les libéraux de Jean Chrétien s’étaient évertués à « exhiber chaque préjugé au sujet de l’Ouest et chaque mythe à propos de l’Alberta » pour marquer des points politiques, notamment en Ontario.

« LONG HURLEMENT DU FOND DU CŒUR »

Dans un cri de colère, Stephen Harper avait publié une lettre dans le Calgary Herald dans laquelle il prônait une plus grande autonomie pour l’Alberta, au même titre que le Québec, et affirmait que « la séparation deviendra un véritable enjeu le jour où le gouvernement fédéral en décidera ainsi ». Ce « long hurlement provenant du fond du cœur », comme le décrit Ibbitson, avait eu des échos retentissants à travers le pays.

Mais après la mutinerie menée par des députés contre Stockwell Day, qui a été contraint de lancer une course à la direction en 2001, Stephen Harper a vu l’occasion de reprendre du service avec l’objectif d’unir la droite sous un même parapluie (les populistes de l’Ouest, les conservateurs traditionnels de l’Ontario et des Maritimes et les Québécois nationalistes) pour éviter que les libéraux gouvernent le pays « jusqu’à la fin des temps ».

Entre 2002 et 2004, Stephen Harper a mis fin à la pagaille au sein de l’Alliance canadienne, a uni cette formation au Parti progressiste-conservateur de Peter MacKay pour créer le Parti conservateur, a délesté le nouveau parti de ses éléments les plus controversés et a tendu une perche aux nationalistes du Québec.

En 2006, ses efforts ont été couronnés de succès quand il a formé un premier gouvernement minoritaire conservateur. Il est au pouvoir depuis neuf ans. Il a redonné aux provinces de l’Ouest un sentiment de confort au sein de la fédération canadienne.

Stephen Harper détient le record de longévité au poste de premier ministre parmi les leaders venant de l’Ouest. Auparavant, l’honneur revenait à John Diefenbaker (six ans, de 1957 à 1963), de la Saskatchewan, suivi de Joe Clark (neuf mois, 1979), de l’Alberta.

La biographie rédigée par John Ibbiston révèle bien dans quelle mesure Stephen Harper a contribué à mettre fin au sentiment d’aliénation qui prévalait dans les provinces de l’Ouest depuis tant d’années.

Stephen Harper, Un portrait

John Ibbitson

Les Éditions de l’Homme

Montréal, 608 pages

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